No light, no light in your bright blue eyes

L’œil brûlé par une émotion sombre qui ressemblait autant à du désir qu’à de l’excitation, elle dépassait le SAS en s’éloignant à grandes enjambées. Le vent s’engouffra dans ses poumons, malgré le masque. Lentement, enivrée. Doucement, galvanisée par ces retrouvailles tant attendues après des mois à reluquer les rares clichés qu’elle avait conservé de son passé où la liberté était le maître-mot. Elle commençait à exulter. Elle sombrait, franchement. La pointe de folie pure et dangereuse qui caressait continuellement ses yeux couleur d’orage s’embrasa comme autant de feux de joie allumés pour la Saint-Jean, la laissant hagarde et vacillante sur la neige drue qui murmurait sous ses pieds. Tout était dévasté, mais ses yeux ne guettaient qu’une chose : la proie. N’importe laquelle. Recouvrir ses sens émoussés et le cœur fou de pourchasser un animal jusqu’à l’acculer.
Redevenir ce qu’elle était réellement ; et peut-être même endiguer les remords qu’elle éprouvait vis-à-vis de son paternel décédé à voir tout ce savoir qu’il lui avait enseigné dépérir sous les coups indolents de ses supérieurs hiérarchiques. Elle ne les reconnaissait pas comme tel. Elle ne voyait en eux qu’une bande d’anciens riches dont l’argent n’avait plus aucune valeur mais qui continuaient à chier plus haut que leurs culs gras. Elle les haïssait. Elle leur en voulait de l’enfermer, et la jeune femme se promettait de faire durer la mission autant que nécessaire. Au moins jusqu’à ce que les extrémités de ses membres ne commencent à geler. Au moins. Elle avait le mérite d’avoir survécu à tous les hivers dans les hauteurs du Montana ; et ce n’était pas donné à tout le monde. Son souffle s’éleva en volutes rageuses, s’éteignant aussitôt nées. D’un pas vif, Ave dépassa ses camarades. La zone était – mais ce n’était que ce que l’on racontait, hein – sécurisée ; pas de quoi la décourager à garder son M4 serré contre son épaule, prête à balancer le canon face à la première tête qui émergerait des ombres. N’étant pas de nature bavarde lorsqu’elle débutait une chasse, l’Outsider balaya d’un geste dédaigneux les questions néanmoins légitimes.

ㄧ Te méprends pas, garçon. J’ai pas de bite mais je suis aussi femme que ton père. Les grandes dates qui prônent la liberté d’un sexe ou de l’autre je m’en tamponne comme de l’an quarante.

Elle marchait, tâchant de demeurer silencieuse en serpentant dans les ombres. Elle cherchait des yeux tout ce qui ressemblait à une planque. Ave préférait voir plutôt qu’être vue ; c’était son rôle. C’était ce à quoi elle servait : regarder avec ses yeux écarquillés et tenter d’enregistrer chaque chose qu’elle apercevait. Au moindre mouvement, elle s’arrêtait et épiait. Mâchonnant sa lèvre inférieure, la brune coula un regard à celui qui s’appelait Rustin. Rustin Turner. Calmement, elle le détailla ; comme pour savoir s’il était digne de recevoir les précieuses informations qu’elle semblait prête à lui donner.

ㄧ J’me défends pour tirer, mais ma vraie spécialité c’est de pister. Et de me souvenir, aussi. J’ai une bonne mémoire. Normalement, si les seules choses susceptibles de nous emmerder sont des bonshommes un peu tarés, je devrais pouvoir les repérer avant que les couilles commencent. Normalement. S’ils sont gavés aux stéroïdes, par contre…

Elle grimaçait. Elle venait de mentir. Elle n’avait jamais tiré ; elle n’avait jamais tué. Monter une arme ne lui posait aucun problème, son père en avait une jolie collection, mais faire sauter une tête et arracher une âme à un corps la dérangeait. Sans un mot de plus, l’Outsider reprenait la route en s’assurant que les deux autres calquaient leurs mouvements sur les siens et qu’ils tentaient au moins un peu de camoufler leurs présences qu’elle commençait déjà à trouver envahissante.