La journée avait bien débuté. Etant placée sur le tiers de seize heures, j'avais eu la possibilité de dormir tout mon soul et de déambuler un peu avant de devoir revêtir ma blouse blanche. Depuis quelques temps, les missions des outsiders étaient plutôt tranquilles et je n'étais donc pas surchargée de travail. De plus, un an était passé depuis l'apocalypse et peu à peu, le moral général semblait remonter progressivement : il ne régnait plus une aura de tristesse et de terreur...
M'arrêtant devant un panneau électrique, je fixai mon reflet dans le miroir avant de relever ma chevelure afin de l'accrocher avec quelques épingles. Mon regard fixant le mien, une bouffée de nostalgie m'envahit quelques secondes lorsque je me rappelai de ce geste qui, autrefois, signifiait que j'allais partir en vadrouille au grand air. Il faut savoir vivre avec son temps... Ne pas rester enfermée dans le passé. Ce fut donc d'un pas assuré que je traversai les couloirs où la lumière du jour était interdite.
Saluant les quelques vagues connaissances que je croisais, j'adressai un sourire au jeune infirmier dont je prenais la relève qui sortait à l'instant du bloc opératoire. Exténué, des cernes sous les yeux, il répondit faiblement à mon bonjour et me murmura bonne chance avant de filer vers les cellules. De toute évidence, il avait passé une plus mauvaise nuit que la mienne...

Quand je mis un pied dans la pièce principale, je mis un petit moment avant de remarquer l'agitation inhabituelle qui régnait en ces lieux. Je voyais des médecins courir partout, des infirmiers les bras débordants de bandages et les conversations animées résonnant dans la pièce aseptisée. Bloquant un temps devant tout ce capharnaüm, je me dirigeai discrètement à mon post, empoignant la fiche de mes tâches et commençant à sortir mon matériel habituel. Je n'eus même pas le temps de finir d'enfiler mes gants qu'une main m’agrippa le bras et me fit faire volte-face. Me retrouvant nez à nez avec l'un des médecins principaux, son air anxieux ne me laissa pas le temps de le saluer.

Metelsen, tu prends le matos d'urgence et tu files dans la salle trois. On a un retour de mission, ça a été catastrophique. Je ne te parlerai ni des morts, ni de l'état de certains des corps, mais il y en a deux qui ont besoin de soins d'urgence. Je te rejoins dans une minute.

Lâchant un "ah d'accord" un peu perdu, son regard m'ôta l'envie d'hésiter d'en savoir plus et je m'exécutai sans attendre, traversant la vaste pièce pour atteindre le lieu exigé. A vrai dire, je m'attendais à voir deux outsiders tranquillement allongés sur leur lit, mais je fus assez surprise de voir une silhouette allongée sur le sol, un médecin tentant de repérer ses signes vitaux, et une autre femme dans un état plutôt déplorable. Mon supérieur leva son regard vers moi et me fit signe d'approcher.

Elle fait un AVC, il faut relancer son cœur. Amène le défibrillateur, cela ne devrait pas poser de problème.

Admirant le calme de cet homme devant une femme qui était de toute évidence en train de mourir, je me saisis de l'objet et le posai à ses côtés. Tandis qu'il continuait un diagnostique sur la blessée, j'installai le matériel et attendis qu'il me lance le signal. Les injections électriques s’enchaînant les unes aux autres, il nous fallut peu de temps avant que son rythme cardiaque ne revienne à la normale. Laissant le médecin aux derniers soins, je me tournai vers l'autre jeune femme dont le visage ne me disait absolument rien. Était-elle étrangère ? Je ne me vantais pas de connaître chaque personne du bunker 21, mais sur un an, on avait l'occasion de croiser la plupart des visages. Apparemment touchée aux côtes, elle semblait souffrir le martyr et je me dirigeai donc vers elle, le visage apaisant comme on nous tannait de faire dans notre métier.

Restez allongée, vous risquez d'aggraver votre état. Si la douleur n'est pas supportable, je peux vous fournir un calmant, mais cela risque de vous mettre dans le brouillard... !

Le médecin termina de rallonger la jeune femme inconsciente dans le lit et se tourna vers moi. Lui aussi, il avait l'air exténué... Je ne savais pas de quelle mission revenaient ces outsiders, mais de toute évidence elle avait mal tourné et avait mis le corps médical au pied de guerre.

Elle ne devrait pas tarder à reprendre connaissance. M'informa-t-il avant de sortir. Reste ici pour veiller à ce que rien de grave n'arrive, si jamais elle refait un AVC, relance son cœur et appelle un médecin immédiatement.

Pas de souci, répondis-je, je veillerai, ne vous inquiétez pas.

Retenant un sourire, je me rappelai alors de ce que j'étais autrefois. De jeune femme insouciante à crapahuter dans les montagnes avec une bande d'adolescents, voilà que je me retrouvais maintenant à soigner ou sauver des vies dans un bunker sous un temps post-apocalyptique. La vie était bien joueuse, parfois...

L'état de la jeune femme semblait empirer de seconde en seconde et je sentis une bouffée d'angoisse m'envahir. On m'avait mis dans la section médicale car mon profil correspondait et que je possédais quelques notions, mais en l’occurrence, je sentais ma confiance vaciller brutalement. On ne m'avait pas préparé à cela... Je savais qu'un jour je me retrouverai en situation d'urgence, que des gens finiraient même par mourir dans mes bras, qui sait. Mais je n'avais jamais imaginé l'étendue de ce cauchemar. Le médecin s'agita brutalement et je le vis hisser la jeune fille sur un lit médical avant de me hurler des ordres que je n'entendis pas. Sa réaction fut aussi violente que professionnelle et il m’asséna une gifle suffisamment forte pour me faire vaciller... et sortir de mon état prostré.

Metelsen, ce n'est pas le moment ! Amène moi le trépan !

Le... je...

L'outil sur la deuxième étagère, bon dieu bouge toi !

L'énergie sembla refluer dans mes membres et je me sentis réagir immédiatement. Lui amenant l'objet demandé, je le vis alors fixer sa tête afin qu'elle soit entièrement immobilisée. Mes yeux s'écarquillant quand je compris ce qu'il allait faire. Je retins un haut le cœur et me forçai à respirer longuement pour ne pas vomir. Je n'étais plus une jeune animatrice de colonie de vacances, il fallait que j'apprenne à garder mon sang froid. La vie d'une femme en dépendait... Alors je refluais ma peur, mon dégoût et l'angoisse qui m'envahissaient. Passant une paire de gant stérile, je préparai méthodiquement le matériel nécessaire aux soins post-trépanation.

On y va en douceur. Metelsen, tu prends la bassine, là, ça va couler.

Avalant difficilement ma salive à l'idée de me retrouver aussi proche de l'opération, je m'exécutai en silence et m'avançai en tâchant de trouver quelque chose sur quoi me concentrer. Ne me jugez pas, mais quand l'odeur d'urine gagna mes narines, je préférai alors me fixer là-dessus que sur l'horrible craquement qui emplit brutalement la pièce. Un jet sanglant m'éclaboussa la joue droite et je retins un frémissement. Un peu plus, et je tombe dans les pommes. Me forçant à ne pas regarder ce que j'imaginais être un énorme trou sanglant et plein de morceaux d'os, je fixai nerveusement le plafond en me chantant une comptine débile pour enfant. Une puce, un poux, assis sur un tabouret....
Je sentais du sang me couler le long des doigts tandis que je tenais la bassine. Refrénant mes tremblements, seule la volonté de ne pas aggraver le cas de la jeune femme me permettait de garder la face. Le temps semblait s'être arrêté , je me demandais combien de temps l'éternité durait. Oui je sais, c'est totalement contradictoire.

Bon. Je te laisse faire sa toilette.

Des heures semblaient s'être déroulées quand il s'adressa à moi, perçant un silence oppressant. Je ne m'en étais même pas rendue compte mais j'avais tellement transpirée que ma blouse était trempée. Hochant la tête, il s'éloigna alors tandis que je me penchais sur la jeune femme dont la tête était maintenant enveloppée de bandages blancs. La changer... ça ne devait pas être plus compliqué qu'habiller un enfant, non ? Alors les gestes me vinrent automatiquement. Mécaniquement, je la déshabillai consciencieusement tout en tentant de préserver sa pudeur, puis je la nettoyai avec délicatesse avant de lui passer un pantalon propre. Et sec. Et sans aucune trace de sang.
Après avoir passé un coup de serpillière, lavé les outils et rincé la bassine, on avait l'impression que rien ne s'était passé. Les images de cette boucherie resteraient néanmoins gravées dans ma mémoire et il y avait fort à parier que mes nuits seraient teintées d'images cramoisies...

Tandis que la jeune femme se reposait, je jetai un œil à sa camarade qui s'était allongée sur son lit, me tournant le dos. Encore sous le choc du spectacle sanglant que j'avais vu, je pris le temps de m'asseoir un peu afin que mes maudites jambes arrêtent de trembler comme des feuilles. Respire, Triss... Tu as fait ton travail, et tu l'as bien fait. Cette femme survivra et sans toi... Bon, sans toi elle aurait eu une autre infirmière. Mais pour le coup tu y étais, et tu as plus ou moins géré. Le temps s'allongeant désagréablement, j'arpentai la pièce en long et en travers, attendant que mon temps de travail touche à sa fin. Cette journée, je m'en rappellerai longtemps...
Un bruit me tirant de ma rêverie, je vis alors la jeune femme se redresser sur son lit, encore un peu déboussolée. Les outsiders étaient incroyables... Elle subissait une trépanation et elle avait la force de se redresser là où d'autres auraient nécessité de plus de temps avant de pouvoir agir. Me demandant ce qu'il s'était déroulé, je retins une grimace en entendant sa voix déformée par l'anesthésie. En espérant qu'il ne s'agissait que de cela et non d'un problème plus compliqué...

Ne vous inquiétez pas, répondis-je en me forçant à prendre une voix apaisante malgré l'angoisse qui remontait à nouveau. Vous êtes au centre de soin, nous avons du vous...

Je n'eus le temps de terminer ma phrase qu'elle réalisa alors la paralysie de son visage. Sa main s'enroula autour de mon poignet avec force et je lâchai une exclamation de douleur et de surprise mélangés. Tentant de reprendre contenance afin de rester professionnelle, et surtout pour ne pas être victime d'une crise de panique, je me retins de me débattre en hurlant à l'aide. Le temps qu'on intervienne, je me doutais qu'un outsider enragé aurait largement le temps de me faire du mal.
Elle se leva alors, m'étonnant encore de cette force qui lui permettait de tenir debout après une opération pareille. Elle faisait à peu près ma taille, mais sa silhouette plutôt massive me donnait l'impression d'être un rat face à un chat.

Ne vous agitez pas ! Lui dis-je d'une voix que j'espérai ferme et rassurante. Ce n'est rien, c'est un effet secondaire de l'opération, ça ne durera pas.

En réalité, j'en avais aucune idée. D'après ce que j'avais pu suivre de l'opération, elle devait normalement ne garder aucune séquelle si ce n'était une perte minime de sensibilité, mais nous n'étions jamais surs de rien. En revanche, je me sentais beaucoup trop en danger pour lui faire part de cette incertitude maintenant...
Posant une main sur la sienne d'un geste que je voulais doux, j'étais en revanche bien trop méfiante et je préférais avoir une potentielle attache sur sa personne si cela venait à dégénérer.

Vous feriez mieux de vous rasseoir, vous venez de subir une...

"un horrible trou dans le crâne pissant le sang, bordel de merde !!" hurlais-je intérieurement.

... petite opération qui nécessite que vous restiez tranquille.

Et voilà, je n'avais plus qu'à espérer qu'elle réagisse avec raison et non avec ses muscles. Avisant un infirmier qui passait devant la porte, j'accrochai alors son regard avec suffisamment d'insistance pour qu'il se décide à jeter un œil afin de jauger de la situation.