Un goût âcre, écoeurant. Un gout de cuivre qui ne passait pas. De-Anh ne parvenait pas à détourner son regard des écrans et de la console qui leur avait permis jusqu'alors de communiquer avec les membres en mission. Les battements de son palpitant semblaient suspendus depuis de longues secondes. Ils avaient perdu le contact avec les Outsiders. Et la dernière image qu'ils leur avaient transmise présageait un sort bien funeste pour la plupart d'entre eux. L'ancienne chirurgienne ne parvenait même pas à déglutir tant sa gorge était nouée. Un terrible sentiment d'impuissance venait de ravager sa conscience, à la manière d'une énorme gifle dans la gueule. Et, lorsqu'elle put enfin décrocher ses yeux des écrans pour regarder autour d'elle, les mines déconfites qui l'entouraient lui firent comprendre qu'elle n'était visiblement pas la seule en proie à cette sensation.

Les portes de la salle s'ouvrirent, et Miller entra en trombe. Tous les visages convergèrent immédiatement vers ce messie improvisé. Le sauveur des masses et héros des foules prit rapidement connaissance de la situation, l'air austère et la mine grave. Gabriel relança les dernières vidéos reçues, et un froid tomba immédiatement dans la pièce quand la créature de cauchemar qui avait déboulé en face des outsiders se retrouva une nouvelle fois sur les moniteurs.
Un long frisson terrifié remonta l'échine de la métisse. Elle avait vu tant de films retraçant le sort plus ou moins tragique d'une bande de jeunes étudiants faisant face à semblables êtres sortis tout droit des enfers. Et combien de séries avait-elle suivi ? Combien de livres mettant en scène des apocalypses présentant pour ennemi ces ... choses ? Plus jeune, ses amis et elle s'amusaient à fantasmer sur le comportement à adopter en cas de situations aussi critiques que celle dans laquelle Wayne et les autres se trouvaient. C'était stupide. Si candide, mais si stupide.

Toutes les âmes présentes dans la pièce retinrent leur souffle dans l'attente de la décision de Miller. Et celle-ci s'abbattit comme un couperet. Rien. C'était ce qu'il avait dit. Ils n'allaient rien faire ... De-Anh se crispa tant sur la tasse que lui avait précédemment tendue Gabriel que ses jointures s'en trouvèrent blanchies. Cette tasse, vidée il y a plusieurs minutes déjà, elle mourrait d'envie de l'envoyer à la gueule de cette raclure de haut-gradé. Comment Miller pouvait-il prendre cette décision ? Comment osait-il, tout simplement ? Lui qui n'avait pas mis les pieds hors du Bunker depuis la première fermeture des portes. Lui qui ne savait pas à quoi ressemblait le terrain. Lui, qui était au chaud dans sa tour d'ivoire, alors que d'autres se crevaient pour assurer sa survie et son confort. Lui qui ignorait le poids de la mort de plusieurs compatriotes d'infortune. C'était ce type-là qui pouvait décider du sort de plusieurs survivants ? Que c'était ironique, de voir qu'une fois encore, et malgré une évidente fin du monde, les moins avertis et moins capables se trouvaient toujours et encore à décider du destin de ceux qu'ils envoyaient indolemment au casse-pipe.
Un violent souffle de révolte gonfla dans la poitrine de la médecin. On attendait d'elle qu'elle attende sagement, bras croisés, que la personne à laquelle elle tenait le plus dans cette fichue tombe, et quelques autres compagnons, daigne redonner signe de vie. Un rictus aigri se ficha sur ses traits, ses yeux s'assombrirent.

« Vous avez plusieurs de vos meilleurs éléments qui sont dans une merde monstre à Coronis. Et votre idée lumineuse est de patienter gentiment qu'ils se fassent décimer un à un ? Ou qu'au mieux, l'un ou l'autre revienne en charpie ? »

Elle lança un regard au fraîchement-proclamé Officier Télécomm pour voir s'il partageait l'initiative de cet abruti de Miller.

Un lourd silence orageux s'abattit sur l'assemblée. L'aura de Miller s'assombrit l'espace d'un instant, s'étendant pour tenter d'écraser De-Anh. Nul doute qu'il l'aurait crucifiée sur place s'il en avait eu l'occasion. À défaut – et quand bien même le sacrifice d'Outsider était à la mode ces jours-ci –, il se contentait de lui renvoyer un regard noir, qui trahissait de l’énervement que lui inspirait ce début de soulèvement.
L'ancienne chirurgienne ouvrit la bouche pour s'insurger un peu plus, mais l'irruption soudaine de Gabriel dans son champ de vision l'empêcha de piper mot. Sa récente promotion lui tenant visiblement à cœur, le jeune homme mit une ardeur toute particulière à calmer la tempête qui se dessinait à l'horizon. Il caressa rapidement le haut-gradé dans le sens du poil, ce qui ne manqua pas d'irriter la métisse. Elle se raidit d'ailleurs davantage quand l'officier excusa sa soudaine explosion en accusant, à tort, l'horreur de la situation dans laquelle ils se trouvaient tous. Furtivement, le brun lui fit comprendre qu'elle avait tout intérêt à se taire si elle ne voulait pas s'attirer d'ennui. Il avança, et elle amorça un mouvement de recul qui fut rapidement écrasé par une embrassade forcée. Étonnée, légèrement abrutie par ce geste qu'elle n'aurait pu prévoir, De-Anh se laissa faire, docile, obéissante quant au conseil qu'il lui murmura.

Gabriel eut le réflexe instinctif et terriblement salvateur de la débarrasser de sa tasse. Sans doute avait-il compris qu'elle était à deux doigts de s'en débarrasser elle-même au visage du responsable. Il posa le petit récipient non loin avant de revenir vers elle essuyer de fausses larmes inventées pour mieux appuyer l'aspect héroïque et dramatique de la scène. La jeune femme retint un rire nerveux lorsqu'il entama un couplet qu'elle peina à savoir réel ou construit dans le simple but de conforter Miller dans sa position de décisionnaire.
Abberline marquait un point en évoquant le scénario catastrophe qui risquait de secouer le bunker si un Insider apprenait l'existence de créatures plus qu'hostiles et possiblement issues des entrailles du diable lui-même. Sa gorge se noua plus qu'elle ne l'était déjà. L'éventualité d'un mouvement de panique au sein de l'abri lui rappela les premières heures qui avaient suivi l'annonce du cataclysme qui n'allait pas tarder à changer définitivement la face du monde. Le bouillonnement bourdonnant des urgences lui revint en tête, au même titre que le regard ahuri de ce patient qu'elle avait rencontré et qui lui avait valu de tomber sur Wayne.

Elle déglutit. Ce n'était pas la vérité, qui effrayait les foules ; c'était la découverte de tout ce qu'on leur avait caché qui déclenchait généralement la crainte et l’affolement.

Un masque désolé se ficha sur les traits de Gabriel. Cet homme-là avait dû être bon acteur dans son ancienne vie. Et s'il ne perçait pas en tant que chargé des télécommunications, il aurait à son arc une corde non négligeable sur laquelle bâtir une carrière. La petite Outsider hocha la tête lorsqu'on souligna que son silence devrait être le plus total quant aux événements.

« Je sais … » souffla-t-elle suffisamment intelligiblement pour que Miller l'entende.

Sans qu'elle ne demande quoi que ce soit, De-Anh se retrouva une nouvelle fois entre les bras du brun. Cette étrange proximité qui se voulait exagérément rassurante produisit chez elle l'effet inverse. Et pourtant, la jeune femme ne laissa rien paraître du malaise qui lui saisit les tripes. Toute cette histoire n'augurait rien de bon.

Discrètement, Gabriel glissa un petit papier entre ses doigts, abandonnant au creux de son oreille quelques précieuses instructions qu'elle mémorisa immédiatement. Le brun relâcha son étreinte et l'abandonna pour reporter son attention sur l'urgence de la marche à suivre. Il distribua quelques ordres aux agents de communication encore présents. De-Anh, elle, serra le poing, pour mieux divulguer le papier qu'on venait de lui remettre, pour mieux laisser entendre la colère sourde et furibonde qui grondait en elle malgré la tentative d'Abberline pour la calmer.
Il lui fallut prendre sur elle pour encaisser le laïus que le sauveur des masses leur servit sur un ton pédant.

La sécurité immédiate du bunker était soulignée. Éviter une guerre civile. Éviter une contamination. Éviter de mener cet abri à sa ruine. Tout cela, De-Anh l'avait bien saisi. Elle avait également saisi que la sécurité à long terme était totalement oubliée. Ce détail avait-il seulement effleuré l'esprit de Miller ? Le Bunker était un tombeau qui rétrécissait jours après jour sous les assauts des risibles décisions des hommes qui en étaient à la tête. S'ils condamnaient les Outsiders envoyés à Coronis, ils coupaient le crin qui gardait suspendue l'épée de Damoclès au-dessus des survivants reclus à Twenty One. C'était cette petite équipe qui était au dehors, et qui crevait la bouche ouverte pendant que d'autres s'échangeaient innocemment des cadeaux, aveuglés par toutes les conneries qu'on leur servait jour après jour sous couvert d'une fausse protection, qui garantissait la survie de ceux qui étaient enterrés ici-bas. Mais ce point, Miller ne semblait pas s'en rendre compte. Et à dire vrai, peu de gens comprenaient cela. Plus le temps passait, plus De-Anh avait de difficultés à supporter cet écart entre le monde réel et le faux-cocon empli d'illusions qu'on leur tissait sous terre.

Elle secoua la tête.

« Votre décision est loin d'être logique et efficace. Vous nous envoyez droit dans le mur, c'est tout ce que vous faites. Ce bunker ne tiendra pas un mois sans les Outsiders qui sont à Coronis à l'heure actuelle. Vous y avez réfléchi, à ça ? Elle fit claper sa langue contre son palais. Vous êtes bien drôle, à parler d'équipe conséquente et entraînée. Vous voulez parler des quelques Outsiders qui sont à peine capables d'assumer un code rouge ? Et qui se feront, au pire, éviscérer par un molosse muté, et au mieux, décimer par les aléas du terrain ? On fera quoi, quand la main d'oeuvre, enfin, la chair à canon, qu'on représente finira par manquer ? Vous enverrez des Insiders ? On a vu ce que ça donne, d'envoyer des civils à l'extérieur. »

Sa blessure lancina soudainement, réveillée par le souvenir que ces paroles lui renvoyaient.

« Je vous emmerde, Miller. Vous et votre regard pragmatique. »

Elle lança un coup d'oeil à Abberline, prit une rasade d'air pour donner l'impression qu'elle revenait à la raison.

« Le silence, donc ... Soit. Si vous dispensez cela comme un ordre, alors faisons ainsi. Pas d'autre choix que de le respecter, de toute manière. Je n'ai pas signé pour créer la panique à l'intérieur du bunker et faire crever les survivants. Ça, vous vous en chargez très bien tout seul. »

De-Anh planta un dernier regard acéré dans celui du haut-gradé. Elle fila vers la porte de la salle de communication, bousculant légèrement Miller au passage. Lorsqu'elle retrouva le couloir, son cœur battait plus fort que jamais, son sang tambourinait à ses tempes. Elle bifurqua, desserra sa poigne, récupéra le petit papier froissé qu'elle déplia pour y lire l'identité de cette amie de Wayne dont il avait été fait mention : Triss Metelsen ...