Je m'étais réveillée de bonne humeur, m'étirant langoureusement sur ma couchette et savourant ce moment de bien être. Tendant l'oreille, je compris au silence qui régnait dans la chambre que Kathleen et ses parents étaient déjà partis, me laissant une tranquillité plus que bienvenue. Traînassant un peu sous la couverture, je jetai un œil à l'horloge murale qui m'indiqua un peu plus de dix heures et demi. Une étrange sensation de malaise m'envahissant un moment, j'eus la soudaine impression d'avoir oublié quelque chose d'important. Me redressant soudainement sur mon matelas, mon cerveau passa la seconde vitesse tandis que je tentais de me sortir des dernières traces de sommeil. J'avais quelque chose à faire... Mais quoi ? Je travaillais sur le dernier quart-temps, j'avais donc toute mon après-midi de libre. Puis tout me revint d'un coup comme une gifle cinglante. Wayne Holden. Onze heures.

Bordel... Triss !! m'exclamais-je, frustrée.

J'avais à peine sauté du lit que j'enfilais déjà mes vêtements pêle-même, attachant mes cheveux rapidement avant de filer directement vers le réfectoire au pas de course. La vue un peu brouillée par ce soudain élan d'activité, je manquai de trébucher dans les escaliers plusieurs fois avant d'atteindre les longues tables où quelques habitants siégeaient déjà, sirotant des cafés insipides et grignotant des biscuits secs. Attrapant quelques uns de ces derniers, j'entrepris de descendre le tout d'un grande verre d'eau et quittai à nouveau les yeux, suivie de quelques regards surpris. Décidément... Les mauvaises habitudes revenaient toujours au galop, mon naturel retardataire me collait à la peau comme une sangsue. Tandis que je courrais jusqu'à l'étage de la salle d'entrainement, mon esprit s'échappa un instant vers cette étrange rencontre que j'avais pu faire la veille.

Je n'avais jamais été une grande révolutionnaire dans l'âme et si je n'appréciais pas forcément les règles, je préférais surfer à leurs limites sans pour autant m'y confronter. Certes, j'étais peut-être un peu provocatrice sous mon air enjoué, du moins cela en était ainsi par le passé, mais je m'étais étonnée moi-même de mes paroles avec le leader d'India. Les quelques idées que j'avais eu s'étaient peu à peu transformées en convictions au fur et à mesure que j'avais discuté avec le militaire, c'en était presque effrayant...
Quand j'atteignis la porte de la salle d'entrainement, je demandai l'heure à un jeune technicien qui m'indiqua onze heures dix. Aie... Tâchons de garder la face. Pénétrant dans la pièce, je fus accueilli par un Wayne Holden à la mine un peu renfrogné, adossé contre un poteau. Vieux réflexe de retardataire, j'esquissai un sourire désolé et m'approchai de lui, en tentant de paraître décontractée malgré la légère gêne qui m'envahissait.

Bonjour... Le saluais-je, tripotant maladroitement une mèche de cheveux qui me tombait sur le visage. Désolée j'ai heu...

"cherche une excuse, vite !" Pensais-je avant de me raviser et qu'un petit silence s'installe.

... j'ai aucune excuse, finis-je par dire, je me suis réveillée un peu trop tard...

Oui, niveau sérieux, ce n'était pas vraiment le top, mais au moins j'étais franche. Néanmoins, j'étais motivée, et j'espérais qu'il ne serait pas trop intransigeant en considérant ce retard comme un manque d'implication. J'avais de légères courbatures de la veille, maintenant presque insensibles dues à ma petite course matinale, mais j'avais qu'une envie : voir de quoi le leader militaire était capable d'offrir à une personne totalement lambda comme moi. Après, je pouvais me tromper sur son compte et peut-être que j'idéalisais un peu trop ce que cet échange aller amener. Mais j'avais envie de changement... et un furieux désir de nouveautés. Je voulais faire des choses folles, avoir des moments détonants. En gros, j'avais l'impression de prendre un virage serré dans cette vie plus que monotone...

Wayne Holden ne sembla pas me tenir rigueur de mon retard et je relâchai un peu la pression. Je ne savais pas encore vraiment pourquoi j'étais là mais une certaine excitation montait en moi à l'idée d'apprendre un domaine dont j'ignorais tout. Moi qui, jadis, passais mon temps à prôner la non-violence et la paix quand des enfants se disputaient, voilà que j'allais devoir intégrer des connaissances dans un thème totalement opposé. Là, c'était sur qu'en termes de pédagogie, je n'étais pas certaine que ça colle parfaitement à ce que j'ai pu voir par le passé...
Quand il reprit la parole pour me demander par où je préférais commencer, le vouvoiement m'interpella et je levai légèrement un sourcil de surprise. Essayait-il de mettre une distance afin d'authentifier la relation "maître-élève" ? Ou avait-il simplement oublié sur quel ton il me parlait la veille ? Dans le doute, je préférai m'adapter et je repris donc cette formulation pour lui répondre.

Comme vous vous en doutez, commençais-je, je ne suis pas très douée pour tout cela... Alors je préfère encore que vous choisissiez.

Réponse un peu bateau mais à vrai dire, quand je regardais la salle d'entrainement, je n'avais aucune idée de ce qui pouvait être fait. Je reconnaissais aisément des rings et du matériel destinés au corps à corps ainsi que quelques stands de tir, mais je me voyais mal exiger une discipline en particulier quand je n'en maîtrisai même pas le quart d'une. En revanche, j'appréhendais beaucoup plus l'idée de me prendre une torgnole que de rater une cible... Je repris donc la parole un peu précipitamment.

... mais je n'ai jamais tenu une seule arme de ma vie, j'avoue être un peu intriguée...

"Roh, cette fuite, Triss... Pas de quoi être fière..." rajoutais-je en mon fort intérieur.

Restait à savoir s'il accepterait ou s'il déciderait finalement de me balancer sur le sol avant de me bouyaver la face à coups de semelle histoire de me faire regretter d'avoir un jour souhaité être entraînée... Après tout, quand des esprits s'échauffaient un peu, les faire redescendre de manière forte était souvent efficace, bien que peu recommandable.

Ma stratégie pitoyable pour éviter de me faire casser la figure sembla fonctionner car il approuva l'idée de commencer par le tir. Le voyant s'éloigner vers un stand consacré à cette discipline, je lui emboîtai immédiatement le pas, me demandant dans quelle folie je m'étais engagée. S'arrêtant à la bonne place, il sortit une petite mallette et un frisson d'excitation me parcourut l'échine. J'avais l'impression de me retrouver dans un film hollywoodien ou une bande de mafieux n'allait pas tarder à nous tomber dessus. Bon, en réalité, il se lança dans de longues explications sur la nature du pistolet qu'il en sortit, me sortant un nom compliqué que je tâchai de mémoriser tant bien que mal. Je n'avais jamais tiré de ma vie, mais je me rappelais de la fois où mon oncle m'avait fait tenir l'une de ses armes et je m'attendais à un poids considérable au bout du poignet. Quand il m'indiqua qu'il fallait simplement viser et tirer, je retins une petite remarque ironique et me contenta de saisir l'objet de mort, me surprenant de sa légèreté. C'était moins lourds que ce que je pensais. Le pointant devant moi, je pris mon temps pour viser tandis que je peinais à calmer mon rythme cardiaque d'une respiration lente et profonde. Ce n'était qu'un cible, mais d'imaginer que je m’entraînais pour tuer quelque chose de vivant avait quelque chose d'un peu dérangeant. Allez, Triss... Tu peux le faire. Désormais, c'est ta vie qui est en jeu... Déterminée, je bloquai alors mon souffle pour ne pas bouger et appuyai sur la gâchette.... qui se bloqua avant de s'enclencher.

"Mais quelle pauvre tâche, tu fais..." pensais-je, un poil exaspéré.

Ah... Lâchais-je, dépitée, et un peu honteuse. Oui, le cran de sûreté.

Bon, je me sentais un peu ridicule mais mon métier antérieur m'avait appris à surmonter ce genre de petit moment gênant. Lâchant un petit rire plus pour m'apaiser que pour faire part d'un réel amusement, je regardai attentivement le pistolet, notant la présence d'un bouton rouge qui était certainement la source de mon échec. Appuyant dessus, un déclic se fit ressentir et je compris que cette fois ci, au prochain essaie, un projectile partirait... et finirait ou non dans la cible. Visant la première à gauche, je me remis en position, tâchant de ne pas me rappeler des vidéos où des russes se ramassait leur propre arme dans la tronche à cause d'un violent recul. Bloquant à nouveau mon souffle ainsi que mes muscles plus que discutables, j'appuyai sur la détente...

Je sentis l'impact se répercuter dans mon bras, remontant alors jusqu'à l'épaule et je crispai la mâchoire sous cette sensation étrange. Le pistolet avait reculé entre mes mains mais j'avais réussi à l'empêcher de terminer sa course dans ma figure, me félicitant intérieurement d'avoir prévu le coup. La sensation de tirer sur quelque chose était difficile à expliquer tant qu'on ne l'avait pas fait... J'avais déjà eu des connaissances qui m'en avaient parlé, certains chasseurs ou d'autres pratiquant le tir sportif, mais je ne m'étais jamais imaginée la sensation. Cette impression de tenir une véritable bombe entre les mains, que le moindre geste de travers pouvait avoir des répercutions irrémédiables... Puis je levai le regard et observai, stupéfaite, l'impact bien net de ma belle dans le torse de ma cible. Je ne sais pas si j'étais effrayée ou véritablement enchantée d'avoir réussi ma première fois dans ce domaine là. Puis finalement, mon positivisme naturel prit le dessus et un grand sourire s'afficha sur mon visage malgré moi, tandis que je posai l'arme sur la table après avoir remis le cran de sûreté. Me tournant enfin vers mon professeur improvisé, je le sondai légèrement du regard avant de prendre la parole. Sa présence dans mon dos durant cet essai n'avait pas été pour me détendre et s'il me paraissait désormais moins imposant, ça ne changeait rien que la sensation de se faire évaluer n'était pas spécialement... agréable.

Alors ? Demandais-je, curieuse d'avoir son avis. Qu'est-ce qui va, qu'est-ce qui ne va pas ?

Il me restait encore deux cibles, mais peu m'importait désormais de rater ou non. Après tout, j'avais réussi une fois, et c'était déjà bien assez pour me satisfaire... Mais il fallait avouer que j'en tirerai une fierté encore plus grande si je pouvais améliorer mon score...

Comme je m'y attendais du personnage, il se contentait d'un commentaire bref et sans en dire trop. Oui, même si je le côtoyais depuis très peu de temps, je commençais peu à peu à cerner quel type d'homme il était... Et ce n'était pas le plus loquace qu'il y ait, sans être plus effusif non plus. Au final, tant mieux, je préférais quelqu'un de discret pour m'apprendre à me battre qu'une pipelette jacassante... Et puis un "c'est bien", venant d'un type comme lui, c'était amplement suffisant. Me contentant de saisir à nouveau l'arme, j'ôtai le cran de sécurité et repris position, bien campée au sol et le viseur pointé sur la seconde cible. Au final, peut-être allais-je arriver à en toucher encore une sur deux... Ou alors j'avais juste bénéficié de la chance du débutant, et j'étais totalement naze au tir.

C'est vrai, sans doute un coup de chance... Commentais-je plus à moi-même qu'à lui.

"concentration, ma belle... Même si tu rates, la vie continue !" m'encourageais-je silencieusement.

Tentant de me détendre un peu pour ne pas rester bloquée comme une statue de pierre, je calmai à nouveau ma respiration, préférant plus de temps que pas assez. Quand je fus satisfaite de mon état intérieur, je la bloquai alors et tirai sur la cible qui me faisait face. Préférant ne pas me miner le moral si je l'avais raté, je détournai immédiatement mon regard et visai la dernière, me concentrant à nouveau avant d'appuyer une dernière fois sur la gâchette. BANG BANG. Les deux détonations quasi-simultanées vibrèrent à nouveau dans mes mains et j'espérai que je ne m'y habituerai jamais...

Fixant l'impact bien rond dans l'une des jambes du second mannequin, un petit frisson d'excitation parcourut mon échine.
La zone n'était pas exceptionnelle, mais je l'avais touché... Je ne fus presque pas peinée de voir que j'avais raté la dernière. Deux sur trois, c'était amplement suffisant pour moi... Alors il pourrait toujours me dire que c'était médiocre que ça ne changerait pas cette petite pointe d’allégresse qui montait en moi. Reposant à nouveau l'arme sur la table après avoir remis la sécurité, je me tournai une nouvelle fois vers mon professeur de tir improvisé.

J'avais fait mouche sur une seule des dernières cibles mais en dépit de mon échec concernant la dernière, j'étais assez satisfaite. Bon, il me semble que je l'avais largement ratée, mais cela ne changeait rien à mon enthousiasme et je laissai donc Wayne Holden me donner un dernier conseil quant à l'utilisation de ma respiration. Effectivement, j'avais tendance à bloquer mon souffle au moment de tirer au lieu de laisser mon expiration guider ma visée... Etant totalement novice en la matière, si cette supposition me paraissait assez étrange car je la pensais susceptible de fausser mon tir, je préférai évidemment l'appliquer plutôt qu'à n'en faire qu'à ma tête... Dans tous les cas, en y réfléchissant bien, il était difficile de retenir son souffle dans le feu de l'action et à moins de tomber dans les pommes, cela ne devait pas être très pratique. Mes doigts fourmillant encore légèrement après ces trois tirs, je m'étirai légèrement les poignets avant de reprendre l'arme en main. C'était triste de me le dire, mais à force de m'exercer bien que ça ne faisait que quelques minutes, je commençais peu à peu à prendre l'habitude et il m'était moins difficile à l'esprit de me dire que j'apprenais à tirer sur des cibles... Peut-être que cela ne me servirait à rien, je l'espérais au fond de moi, mais dans les circonstances actuelles et avec ce qu'il traînait dehors... Je préférais encore me tenir parée à toutes éventualités.

Bien, essayons... marmonnais-je à voix basse pour m'encourager.

Reprenant mes appuis, je relevai à nouveau le pistolet à hauteur d’œil et et pris soin à nouveau de viser du mieux que je pus le mannequin qui semblait me narguer à quelques mètres de là. Devais-je tirer deux fois ? Oui, je n'étais pas encore assez compétente pour avoir la prétention de réussir du premier coup... La chance du débutant, ça allait une fois... seul l'entraînement prenait la relève pour offrir du résultat. Tâchons maintenant de nous remémorer les précieux conseils du militaire qui se tenait derrière moi. C'était d'ailleurs dérangeant cette sensation d'être observée, j'aimais tellement ma tranquillité... et mon anonymat. Ôtant le cran de sûreté, j'inspirai longuement et silencieusement... Puis je relâchai mon souffle avant d'appuyer sur la gâchette. Deux fois.

Les deux détonations résonnèrent sèchement dans la salle d'entrainement et j'attendis impatiemment de finir de reposer mon arme et de remettre le cran de sûreté avant de jeter un oeil. Je ne sais pas quelle balle entre la première et la seconde trouva son chemin avant l'autre, mais je constatai avec une joie dissimulée l'impact bien net au milieu du torse de ma cible. Voilà, j'avais réussi mon objectif journalier...
Sans vraiment entendre ce que m'indiqua mon instructeur temporaire, j'étais encore perdue dans mes pensées à m'auto-congratuler sur mes derniers tirs. Comprenant qu'il souhaitait me montrer quelque chose en le voyant s'éloigner, je lui emboîtai donc le pas, curieuse de voir ce que cette journée allait encore me réserver.