PSYCHOLOGIE ET PHYSIOLOGIE : Ça surprenait toujours lorsqu’au cours d’une conversation polie, au détour d’un diner d’affaire important, Pandore avouait ses origines Egyptienne. On s’étonnait de sa grande taille et de ses formes, là où les gens « de son pays » se montrent plus rassemblés et plus longilignes. On appréciait ses hanches généreuses et ses courbes voluptueuses, on complimentait sa peau immaculée, intouchée par le soleil d’Afrique et on soulignait la finesse de ses traits, la musculature athlétique de son corps et la symétrie de son visage. Ils essayaient de rester polis, de ne pas dire que c’était étrange qu’une femme aussi raffinée qu’elle vienne d’un pays aussi « rustique ». Elle, avec ses cheveux écarlates, ses yeux noisettes, presque cramoisis et ses lèvres carmines.

« Un vrai rubis ! » Qu’ils disaient en se gaussant grassement, un verre de vin vermeil à la main et un caviar d’une jolie teinte vermillon dans l’autre. Pandore, elle se contentait de poser ses mains délicates et parfaitement manucurés sur sa robe cinabre et faisait un sourire impersonnel. Le couteau avec lequel elle découpait son homard ne tremblait pas, pas plus que son visage. Pandore avait envie d’être laide parfois. Pour qu’on vende quelqu’un d’autre à sa place. Elle était un bijou de luxe dans une camisole en soie. On se plaisait à l’exposer, à la montrer, comme une pouliche de course dont on vante les longues jambes et la détermination naïve. Elle se sentait comme un objet sous leurs regards, une coûteuse œuvre d’art immuable et sacrée qui attire les yeux et les carnets de chèques –mais rien d’autres. On la montre, parfois, dans une soirée mondaine, pour s’en glorifier. On clame ses mérites uniquement pour se vanter de la posséder.

Pandore était le joyau idéal qu’on pouvait exhiber aux yeux de tous. Une pierre précieuse dans un écrin de velours. L’épouse parfaite par excellence. Elle n’élève pas la voix, ne laisse jamais couler la moindre larme et elle respectait toujours l’étiquette à la perfection. « Le dos droit, le menton haut, le regard fixe, la démarche souple et surtout, n’oublie pas de ne pas sourire. » Pandore est la femme exemplaire. Elle est belle, avec ses grands yeux de biches, ses jambes de gazelles et sa voix claire. Elle sait se tenir surtout, et elle est pas mal friquée aussi. Et puis, elle est intelligente, mais ça, c’est pas dans les pré-requis. On ne lui demande pas d’avoir de la conversation, de connaitre la politique, l’histoire ou les sciences. On attend d’elle qu’elle puisse parler de littérature, pas trop non plus, de musique aussi, mais rien d’autres.

Il était inconcevable qu’une dame de haute stature comme la sienne connaisse les sciences, les armes et encore moins le combat. Pandore, aussi vive d’esprit et ingénieuse soit-elle, n’avait pas son mot à dire dans une conversation d’homme. Elle n’était qu’un ornement après tout. Elle se devait de bien coiffer ses cheveux, de peindre ses ongles et ses lèvres, de montrer qu’elle n’avait aucun défaut. Avec son port de tête altier et souverain elle en imposait, cette fière lionne infaillible. Cette jeune femme ne portait pas bien son nom, disait-on. Pandore, l’originelle, fut crée d’argile et d’eau, des éléments de basse qualité, très peu nobles, là où Pandore, la nouvelle, était taillée dans l’argent et le grenat. Aussi froide, aussi dure, aussi lisse et aussi brillante. On lui avait dit une fois, en riant qu’au moins elle, elle n’ouvrirait pas la boîte, elle ne serait largement pas assez curieuse et bien trop éduquée pour ça. Pandore se contenta d’hocher la tête de façon distinguée et de s’excuser parce qu’elle devait se repoudrer le nez. Ce qu’ils ne savaient pas c’est que la boite, elle l’avait déjà ouverte et avalée, ingurgitée au plus profond de son être et ingérée jusqu’à sa moindre intentions maléfiques. Pandore était la boite, et elle n’attendait qu’une occasion pour la laisser s’entrouvrir sur le monde, petit à petit.

Elle les haïssait tous.

Maintenant, depuis la catastrophe, c’est différent. Elle a jeté ses rouges à lèvres, ses vernis à ongles ont séchés dans leurs pots et ses teintures se font à base de betteraves molles et de vinaire malodorant. Sa peau a perdu son éclat depuis des mois, prenant cette teinte non pas neigeuse comme elle l’avait eu, une éternité auparavant, mais celle cireuse, maladive et cadavérique que possèdent ceux qui n’ont pas vu le soleil depuis longtemps. Ses joues sont creuses et ses pommettes saillantes, soulignées par les cernes grises qui semblent avoir toujours fait parties de sa personne. Pandore n’est pas vraiment le genre de belle personne maintenant, hein ? Elle se contente de vivre, comme elle le peut. Elle se terre dans son laboratoire, la plupart du temps, et se réjouit d’un maigre repas par jour à côté de son microscope, quand on lui autorise. Sinon elle mange avec les autres, malmène les rares aliments du bout de sa fourchette et quand elle estime que sa présence à été assez remarquée, elle court à nouveau vers son antre et s’y réfugie.

Roe Wade, -la vieille femme qui lui prête souvent des livres-, la complimente souvent. Mais chaque fois qu’elle se regarde dans le miroir, son reflet lui renvoie une image déroutante. Devant ses yeux, elle voit l’image d’une gamine minuscule, malingre. Un corps bousillé et décharné. Un jour, elle a essayé de chercher les fantômes de sa beauté, incapable de convaincre que tout ça n’était qu’artifices de depuis le début. Elle passa sa main tremblante sur l’os saillant de sa hanche, effleura la cicatrice de son ventre, remonta le long de son torse maigre. Sous ses doigts elle sentit ses vingt-quatre côtes, celles qu’elle comptait une par une quand elle avait du mal à s’endormir, même quand elle ne touchait pas son lit pendant soixante-douze heures. Pandore n’aimait pas se regarder dans le miroir. Elle n’aimait plus. Parce que ça lui rappelait à quel point elle avait voulu ne plus être belle, et à quel point ça lui manquait, parfois.

Sa main continua son parcours, trainant sur la peau qui s’accrochait et se tendait, montant sur l’angle sec de ses clavicules, passant par-dessus de nouvelles cicatrices pour arriver à son visage. Un visage étroit, une mâchoire carrée, des joues plates, des pommettes exsangues. Ses cheveux, recouverts d’une couche de pellicules et de graisse s’accumulait sur ses mèches ondulées par l’humidité et emmêlées au-delà de tout espoir de les libérer proprement. La franche, longue et épaisse, tombait en rideau raide sur son front et ne cachait même pas ses yeux. Deux yeux ternes, vides, fatigués. Dissimulés sous un voile d’apitoiement et d’abandon, enfoncés dans ses globes oculaires comme si eux même tentaient de s’extraire de cette vision. Un corps tout en angle qui était difficile à bouger, des membres trop courts. Elle avait l’impression qu’un seul coup de vent suffisant à répandre son être aux quatre coins du pays.

Elle se souvient avoir agrippé le bord de l’évier si fort que ses ongles courts et abîmés avaient crissés très désagréablement sur la porcelaine terne. Elle se souvient avoir voulu lancer son poing dans ce miroir, elle se rappelle des hurlements dans son esprit d’une gamine, d’elle-même qui combattait contre cette réalité, contre le corps pourrissant vivant qu’elle était devenue. Pandore avait voulu hurler, hurler pour ne plus entendre les pleurs au fond de sa tête et hurler pour tuer ça. Ce qui avait été elle, ce qui l’était maintenant, ce qu’elle deviendrait. L’envie tenace, dévorante, engloutissant la moindre parcelle de ce qu’elle était avait le désire de briser ce miroir, et de croire qu’elle briserait cette réalité, celle qui ressemblait à un cauchemar. Elle avait peur de regarder dans le miroir et de se dire qu’elle n’était pas morte, pas aujourd’hui, contrairement à d’autre. Peur de lever la tête au réfectoire et de voir de plus en plus de siège vides et peur de voir les visages esseulés et les psychologues surchargés et les médecins dépressifs et les pharmacies vides et les armes abîmées. Pandore avait envie de briser le miroir, et de croire qu’elle pourrait se briserait aussi, au passage.

Alors, pour ne pas se foutre un canon dans la bouche, elle se grave au fer ce que sa mère a toujours tenté de lui apprendre. Après tout, elle a toujours été une fille obéissante. Elle la ferme, enfouie ses problèmes au plus profond de son crâne et elle relève le menton.



HISTOIRE : Le talon de ses Louboutins sur les pavés marbrés du hall. Son reflet sur l’argenterie, les poignées de portes, les boutons de manchettes. Tâche floue de rouge, de coquelicot, de carmin, de vermeil et de rouge. Le crissement de ses ongles sur le cristal de la flute d’Armand de Brignac et la saveur sur ses lèvres, sur sa langue, sur son palais – fruité et floral et délicat. Elle n’a jamais sut pourquoi le champagne. Pourquoi il était si cher et pourquoi il était si réputé et pourquoi il était si –dégueulasse. Elle, elle a toujours préféré un bon whisky ou à la limite, un petit cocktail à base de tequila. Mais Mère disait toujours que les alcools forts étaient pour les hommes ; pour ceux qui perdent l’esprit et qui perdent leurs buts de vue, pour ceux qui veulent abandonner, juste un instant, juste un souffle ou juste un baiser ou juste une nuit. « Une vraie femme ne ferme jamais les yeux. Ni sur ses convictions, ni sur la réalité. Embrume ton corps, égare ton esprit, et tout te sera volé. »

Une bouche au creux de sa joue et des mains autour des siennes –gantées, toujours-, et elle avance, et elle chemine et elle virevolte entre les mondanités et les invités, tous passables, tous communs, tous oubliables. Fantôme au milieu d’une masse informe et sans visage, âme vagabonde au sein d’une rivière de mort. Une vie caractérisée uniquement par un cœur battant, qu’une demi-existence, une mort rôdant à portée de souffle, la lame de la faucheuse goûtant déjà son dû du bout des lèvres.

Pandore était une statue, gravée, sculptée, modelée aux bons vouloirs de ceux qui l’imaginent, jouant à être humaine. Une marionnette de porcelaine et d’acier s’amusant à être vivante. Alors peinte de rouge, de cramoisi, de groseille, d’écarlate et de rouge elle avance, elle flotte et se glisse, et elle sent, elle sent cette chose qui court dans ses veines et dans son cœur. La fiole coule de sa poche et le liquide coule de la fiole et ça se dilue, et c’est tout. Lorsqu’elle s’éloigne et qu’elle danse au bras d’un inconnu –un mort qui ne le sait pas encore, sûrement- elle se dit que cette sensation ça fait partit d’elle, et pourtant pas vraiment, que c’est quelque chose qu’elle reconnait mais de loin, comme le parfum de sa mère qui traine dans un carton ou les vieux livres de-

C’était dans la sensation de chasser, de regarder avec son cerveau et pas avec ses yeux. Ça grondait avec elle et ça se nourrissait de vie alors qu’elle donnait la mort ; cette sensation grande et puissante et magnifique et dangereuse de faire partit d’un Tout bien plus sublime, d’un seul et unique assemblage splendide et homérique. Sa propre créature, son Frankenstein personnifié –une création qui la dévorait et l’embellissait, un monstre faisant pourrir son âme pour la rendre plus grandiose encore.

Les limites floues de son ivresse, grisée par l’alcool peut-être, mais bien plus soûl d’exaltation, le poison dans sa gorge –pas le liquide clair cette fois, mais la simple idée de l’avènement de son but lui donnait la même sensation de brulure et de chaud. Pandore était une ombre qui tournoie et qui virevolte, un poison mortel, la Mort elle-même. Pandore, elle a toujours préféré le vin au champagne, le vin rouge, rubis, bordeaux, grenat, rouge. Parfois, la nuit, Pandore rêve, elle rêve les yeux ouverts et l’esprit discipliné. Elle rêve d’une mer de vin qui s’étend à l’infini et d’un sable rouge et d’étoiles rouges. Un rouge qui brule et un rouge qui détruit, un rouge qui dévore. Et puis elle entre dans l’eau de vin et dans son rêve, elle se laisse engloutir, elle se laisse couler, elle laisse ce vin –ce sang- inonder ses poumons et sa bouche et son âme, et elle se sent bien.

Longtemps, Pandore avait perdu ce rêve de sa mémoire parfaitement docile. Elle l’avait oublié, quand Mère lui faisait la leçon, et elle l’avait oublié quand elle a fait ses études, et elle a oublié quand elle s’est mariée. Maintenant, son rêve s’infiltre dans la réalité, derrière ses paupières et devant ses rétines. Elle le voit parfois, quand elle retire ses gants, et elle imagine que ses mains sont rouges, et elle le voit quand elle regarde les autres –sur les cheveux, sur les gorges, sur leurs yeux, elle les voit rougeoyer et sombrer sous une mer rouge.

Pandore, elle a une odeur de cerise et de rouille. Une odeur délicate et estivale et une odeur âcre et dure de guerrière. Parce que c’est ce qu’elle est, un peu, funambule hésitante entre le monde de soie et celui de sang. Il y a une voix au fond de son crâne, quelque part, logé près de sa nuque. Elle lui dit qu’une femme doit se taire et ne pas sourire et être forte. Elle écoute cette voix qui ne lui laisse pas de répit, elle la laisse la guider et pourtant, elle la hait un peu plus chaque jour. Pandore a eu des moments où elle voulait oublier –oublier Mère et la maison des fantômes et ses rêves et son propre nom, n’être qu’une existence, arrêter de vivre et de vouloir et de- mais maintenant, Pandore se rappelle. Elle se souvient. Alors Pandore sourit sans sourire et accepte une nouvelle coupe de champagne.

« —Ah, Pandore ! » Surprise, déception, stupeur, exaspération. Une main sur son épaule, tiède et chaude et moite de sueur. Un soupir aux bords des lèvres et une réplique au coin de la bouche, elle les ravale tout les deux, acides et amères contre sa glotte. Les Finsbury sur les dalles polies et la manche du Westwood caressant sa nuque et- mouvement de recul contenu, enchaîné, assassiné au fond de ses muscles et modifié. Déplacement élégant, contrôlé, sa joue contre la sienne, juste une seconde. Friction des peaux, teint satiné et luisante de gras, sèche et joufflue, la soie contre l’éponge. « Il me semblait bien avoir entendu que vous feriez grâce de votre présence ce soir, j’avais hâte de vous rencontrer, ma chère.

— L’impatience fut partagée, Monsieur Wesker. » Albert Wesker était le Directeur financier des laboratoires Squamish, propriétés de son tendre paternel. Rage et dégoût. Mèche de cheveux écarlate finement écartée, faux geste de timidité. Falsification, toujours. Mensonges, comédies, artifices. Les doigts boudinés étaient encore contre la peau fine de son avant-bras, comme des tentacules, collés par la transpiration. Elle fit semblant de ne pas le remarquer, ou semblant que ça ne la gênait pas. Pandore avant envie de reculer, de faire demi-tour et de courir, jusqu’à la douche, jusqu’à l’eau chaude, de courir dans les flammes s’il le fallait pour se purger de cet homme répugnant et de son contact.

« — Je n’ai entendu que du bien de vous, vous savez ? Tous vos professeurs et les chercheurs que vous avez assistés me font un portrait de vous des plus excellent. Depuis le début je n’avais aucun doute sur votre intégration parmi nous, et j’avais bien rien, tout s’est passé à merveille, n’est-ce pas ? Mais trêve de compliment, il ne faudrait pas que vous vous reposiez sur vos lauriers, n’est-ce pas ? Ça serait mauvais pour le commerce ! » Rire, gloussement, fausse sympathie et fausse amicalité. Ça n’était qu’un nouveau dialogue de sourd, sans intérêt. Ils savaient tous les deux qu’elle serait prise, quoi que soit ses résultats. Grincement des dents, canines perçant la langue, goût métallique, goût de cuivre et goût de sang. Goût de colère. « Alors, comment se porte votre mère, mon enfant ?

— Très bien monsieur. Son traitement est efficace, elle se remet sur pied de jour en jour, les résultats sont fulgurants. » Sirocco Khamsin née Harmattan avait toujours été une femme dont l’on aimait prendre des nouvelles, de loin. Une femme dont il était bon d’être dans les bonnes grâces. On femme qu’on préférait enterrée entre six planches en sapin avec son testament gentiment rempli et déposé sur son bureau.

Personne n’avait vraiment comprit le mariage d’amour entre Sirocco Harmattan et Chergui Synn Khamsin, la femme sévère et acariâtre a seulement vingt ans et le jeune homme un peu perdu, hésitant entre prendre la blouse ou le costume pour suivre les traces de son père avant lui. Chergui était un riche américain, héritier d’une entreprise familiale pharmaceutique internationale, tandis que Sirocco était une suédoise avec les poches pleines d’argent et la tête pleine de rêve. Chergui était un adolescent, un faon tremblotant sur ses jambes maigres, incapable de faire quelque pas sans trébucher, tandis que la future génitrice était une femme déterminée et rude. Malaise, crispation, lèvres pincées. Sujets tabou, pente glissante, terrain interdit. Monsieur et Madame Khamsin étaient encore une source d’anxiété. La main qui se resserre et le cristal qui tangue –sa poitrine aussi, et son cœur à l’intérieur qui bat de l’aile, un peu, parce que Mère avait la langue lourde mais acérée.

Pandore était une marionnette de porcelaine. Pas une poupée, les poupées étaient décoratives, immobiles. Elle, elle avait cette subtilité de pouvoir servir à quelque chose, occasionnellement. « Tu es un ornement. Juste un ornement. Les épouses arborent leurs diamants, les hommes arborent leurs épouses. Ferme-la et ne sourit pas. » Pandore, elle ne voulait pas. Elle voulait vivre et rire et sourire et pleurer et voyager. Elle voulait faire comme dans les films, les feux de camps et les courses dans les champs et les vêtements sales et les amis pour la vie et- Elle agonisait, lentement. Un bâillon. Un vœu de silence. « Ferme-la et ne sourit pas. » Alors Pandore sourit. Elle sourit sans sourire et elle a l’air heureuse, et elle maudit sa mère parce qu’elle sait que ça la tuera. Elle se maudit de savoir que non, ça ne la tuera pas. Alors Pandore respectait l’enseignement de la génitrice, elle se taisait, ne souriait pas et survivait à chaque épreuve, comme il se le devait d’une femme.

Pandore se sentait encore comme une enfant, parfois. Perdue dans le vacarme de la tempête qu’était le monde et le fracas des vague, apeurée de se dire qu’elle ne tiendrait pas debout sur un monde stable, incapable de cesser de jouer au funambule parce que c’était la peur de perdre l’équilibre qui la faisait avancer. Parfois, on lui demande comme elle est devenue comme ça. Elle se contente de sourire mystérieusement. En y réfléchissant, elle ne comprend pas la question. Elle n’était pas devenue comme ça, elle l’a toujours été.

« — Eh bien jeune fille, il aura été un plaisir de vous connaitre ! Je m’excuse mais je vais devoir porter court à notre agréable conversation, un avion m’attend.

— Un voyage d’affaire, j’imagine ?

— Oh non, loin de là ! Vous n’êtes pas au courant ? Depuis quelques heures déjà une épidémie frappe Moscou, quelque chose d’affreux. Les médias n’en parlent que très peu, mais j’ai entendu dire que cette infection aurait décimée des centaines de milliers de personne, l’Europe tente d’agrandir sa zone de quarantaine mais en vain. »
Stupéfaction. Effroi. Paralysée par la peur. Etouffée par la terreur. Les crocs dans l’angoisse dévorèrent sa chaire, membre par membre. Souffle erratique et muscle cardiaque en panique, l’impression que la palpitation sera plus forte que l’os et transpercera la cage thoracique pour se libérer. La sensation de sang pulsant à ses tempes, assourdissant, comme le silence qu’elle n’entendait plus.

« —J’ai… J’ai entendu parler de l’incident il y a à peine une dizaine d’heure mais… aucune de mes informations ne donnait de rapports aussi… alarmants.

— C’est bien normal, la férocité de ce virus est sans pareil ! A peine deux jours pour faire tomber la Russie, quelques heures de plus pour dévorer la moitié de l’Europe, je pourrais parier ma villa que pendant que nous parlons, l’ouest est déjà sous l’assaut. Et, entre vous et moi, L’Egypte est un foyer d’infection idéal, pour ce genre de chose. C’est vous la scientifique. Personnellement, mon jet privé n’attend plus que moi, et je vous conseil de faire de même. »

La suite ne fut qu’une palette floue de couleur en mouvement, sous arrêt, comme un cheval fou, une goutte de pluie sur une lettre, un mirage dans le désert. Elle se souvient d’avoir à peine réussi à garder son calme jusqu’à chez elle, avoir prit le téléphone, les mains tremblantes et une clope aux coins des lèvres, et elle s’en foutait si ce n’était pas convenable. Pandore se rappelle de sa voix sanglotant, de traits de vert et de bleu qui se mélangeaient à cause de la vitesse et les oiseaux n’étaient que des vagues tâches éphémères qui donnaient un point d’encrage à ses yeux le temps d’une seconde ou deux avant de voltiger plus loin, dans leur incessant ballet aérien alors que son avion se lançait sur la piste de décollage en direction de New York.

Elle était arrivée comme une naufragée. Abattue par la tempête et les éclairs toujours plus proches. Le tonnerre qui retentissait la faisait trembler dans ce silence assourdissant. L’absence de couleurs faisait vaciller son esprit et noir et noir et noir et- Et l’air semblait stagner autour d’elle, un courant d’eau pure dans un océan pollué, une poche de gaz dans une mine, un trou d’oxygène dans une tempête. Elle était le point noir sur un mur blanc et quand elle éteignait les lumières et que son entourage ressemblait à la nuit, elle se réfugiait sous les couvertures en espérant y mourir étouffée –mais sauve. Pandore était une anomalie. Elle et son monde d’or et d’argent, elle et ses problèmes d’identités, elle et ses questions futiles. Elle avait pensé que c’était important, dans ce temps. Elle avait haï sa mère et son père et elle avait pensé que c’était ce qui la définissait. Une gamine riche et intelligente et belle qui reniait ses géniteurs du plus profond de son cœur, ah qu’elle était grande et mature maintenant, à pleurer seule sous ses draps.

Elle était arrivée comme une égarée. Engloutie par le fracas des vagues contre les rochers et leur roulement sur le sable transformé en éclat de verre. Ses premiers pas furent hésitants et vacillants, fragiles, tremblant comme les jambes d’un poulain. Pandore se souvient avoir frissonné en descendant de l’avion à New York, parce que ici tout avait semblé normal. Elle avait quitté une Egypte a feu et à sang, la Mort se livrant bataille pour déterminée si elle avait emportée plus d’être à cause du gaz ou de la guerre. Pandore était montée dans l’avion, rouge, de sang et de rouille et l’odeur l’avait fait vomir son déjeuner pendant plusieurs très longues minutes. Dans sa mémoire, collé dans sa gorge, les effluves de cadavres pourrissants et de chaire brulée. Pandore avait cru en voir beaucoup dans les labos, mais rien n’égalait la cruauté de la vie, de la réalité. Elle s’était promis qu’une fois en Amérique, tout irait pour le miens, qu’elle serait saine et sauve et aimée et plus jamais seule et qu’elle pourrait tout oublier.

Elle avait posé une main sur la rambarde, moite de peur et tremblante, ongles écorchés et phalanges abîmées mais tout irait pour le mieux. Elle avait eu l’impression de naitre et de mourir à la fois. Comme une enfant jetée au milieu d’une arène remplie de fauve, elle s’était exhortée à avaler goulument plusieurs bouffées d’air rendues âcres par la chaleur et balbutia quelques encouragements et quelques blagues et quelques « ne t’inquiète pas, ça va aller » et elle oublia sa mère et son père et les labos, et tout ce qu’elle voulait c’était plongée sous une couverture épaisse et dormir quelques heures, quelques jours, quelques éternités. Cette zone protégée était une oasis de paix dans un désert de mort, l’assurance pour laquelle elle avait prié des heures durant, alors que les ombres de son pays natal en flamme s’accrochaient à ses chaussures et à son esprit.

Ses jambes sur les sièges de cuir du taxi et les roues et les freins qui grincent et elle s’éloigne, lentement, dans les embouteillages de New York en direction de l’ouest. Et la radio grésille et l’accent américain est compliqué à comprendre –surtout qu’elle ne veut pas écouter, ne veut pas comprendre, elle veut se cacher et dormir. Sauf qu’elle entend. Elle écoute. La vérité. L'atroce, ignoble, insupportable vérité. Et elle prie tous les dieux qu’elle connait, les anciens et les nouveaux. Elle pria, suppliant, sanglotant, implorant, et elle savait que si mille prières ne suffisaient pas, elle en ferait mille de plus. Elle pria que tout ceci ne soit qu’une blague, un cauchemar, une illusion, tout, tout sauf ça.

Le gaz a atteint la côte Est des Etats-Unis.

Maintenant, Pandore attendait dans sa chambre noire que le réveil sonne, des griffures sur la peau, du sang aux lèvres et des fantômes dans le regard. Elle attendait que l’heure soit plus convenable et qu’on la laisse travaille sans la rendre coupable d’utiliser de l’électricité. Il y avait l’odeur du passé dans la fumée de sa cloppe, et les effluves de regrets entre ses draps. Elle se réfugiait la nuit, parce qu’elle avait peur d’être dans la lumière du jour, elle et son obsession, elle et son envie de rien et de manque. Pandore était perdue, encore et toujours, toujours et encore et jamais comme avant parce qu’elle était perdue dans un monde facile, un monde où elle avait tout, mais si elle faisait semblant de ne rien voir, de faire croire qu’elle n’avait rien et maintenant elle appartient a un monde inconnu, et maintenant, ses yeux sont pleins de larme, plein de sang, plein de vie et plein de mort. Quand elle ouvrait les yeux, parfois, elle mettait quelques secondes à réaliser où elle était. Quand elle finissait par se souvenir, elle avait toujours du mal à respirer. Elle suivait les pas d’un fantôme, écoutait les mots du silence et laissait l’absence lui tenir compagnie et quelque chose dans lequel plonger, s’accrocher, se noyer, dériver, voguer, divaguer et ne plus revenir.

Parce que ce n’était que ça. Mais ça bordel, qu’est-ce que je c’était grand.

Pandore elle avait ce jeu le matin, quand elle dormait ou qu’elle faisait semblant- ou qu’elle arrêtait de faire semblant parce qu’elle ne dormait pas, parce qu’elle tournait et se retournait, dans son lit ou dans la salle de bain, sur le carrelage ou sur les draps, dans le froid ou dans le chaud ou dans le tout et puis le rien. Son ancienne vie était un fantôme qui lui rongeait l’esprit et chaque silence lui hurlait de plus en plus fort à quel point elle était seule et inutile. Elle a l’impression –l’espoir- de mourir un peu plus à chaque respiration et elle voudrait revivre pour avoir a nouveau cette vie de luxe et de perfection, pour pouvoir la quitter à nouveau. Elle ouvre les yeux et elle ferme le regard. Ici, la douleur physique, celle qu’elle ressentait dans son dos après avoir dormi sur son martelât dur était moins grande que le sentiment d’insécurité. Moins grave que les sensations rampantes dans lesquelles elle tombait parfois. La faim, persistance. Le froid, jamais très loin. Et la peur, à chaque coup de feu, à chaque porte qui claque, à chaque murmure. On ne pouvait pas fermer les yeux.

Pandore était perdue dans l’infini de l’éternité, sans savoir quelle était sa direction.

Elle, c’était une scientifique. Elle avait travaillé des années, des décennies, des millénaires –toute sa vie- dans le laboratoire de son père. Elle avait apprit, étudié, analysé, décrypté, découvert et elle avait travaillé et regardé dans un microscope et mit des bactéries en culture et, pendant des années, ce fut toute sa vie. Et maintenant, elle n’avait rien. C’était le genre de vide qui colle à la peau, le trou noir cousu à l’âme, planté dans le cœur, crevé aux yeux. Un énorme vide, un silence assourdissant, des hurlements de douleurs et des larmes glaciales qui se succèdent sans fin. C’était une claque dans la gueule, les phalanges du destin contre sa peau, à lui en décrocher la mâchoire, le genre de coup qui lui donnait l’impression qu’elle ne remarcherait plus jamais droit.

Et un jour, il se passe quelque chose. Elle était là, dans l’absence, dans le vide, à remarquer les sièges qui n’étaient pas remplis et à écouter les voix qui n’étaient pas présentes, et à prier pour les personnes qui ne seraient plus jamais là. Pandore se souvenait d’un poème qu’elle avait toujours détesté et que sa mère avait toujours adoré, avant l’apocalypse, avant la fin du monde, quand ce genre de chose était encore important.



Et le silence, et elle se tait, mais elle entend. Ils parlent de sciences et de tubes à essais et de tests et d’expériences et elle sent cette chose qui gronde en elle et qui griffe et qui hurle pour sortit. Elle le sent dans ses doigts et dans ses poumons et ça l’asphyxie, elle suffoque et elle brule et elle se noie et elle devient cendre et néant.

Sa bouche s’ouvre, des mots en sorte, elle ne les comprend pas vraiment, et elle les dit à quelqu’un qu’elle ne connait pas vraiment, mais quelques jours plus tard, elle est affublée d’une blouse sale beaucoup trop grande et on la pousse dans un laboratoire avec la seule indication d’en « faire bon usage. » Alors c’est ce qu’elle fait.

Lentement, Pandore Khamsin enfile ses gants en latex et se met au travail. Parce qu’au final, elle est pour l’espoir en dose dangereuse.