Le goût âcre dans sa gorge –discret mais bien présent, serpent sinueux slalomant autour de sa clavicule pour mordre la chaire tendre de sa gorge. Bille d’amertume, transmis sur ses lèvres, comme croquer dans un citron –acide, attaquant ses papilles et asséchant sa bouche aussi efficacement que du sable. Elle passe sa route est continue son chemin –les talons de gomme de ses Timberland sur le lino –ses Timberland vieillies et abîmées, ses Timberland qu’elle a depuis son adolescence sur le lino froid et gris et impersonnel du bunker. Pandore a l’impression que chaque pas qu’elle fait ici, chaque parole, chaque souffle lui retire un peu d’elle qui se disperse dans cet endroit qu’elle ne connait pas et qu’elle déteste, cet endroit qui la protège et qu’elle méprise parce qu’il lui rappel sa maison quelque part, aussi glacial et aussi sévère.
 
Il y a des rumeurs qui se murmurent aux coins des couloirs –une équipe partit, perdue, jamais revenue, encore et encore et encore et- bifurcation, sans savoir son chemin, sans savoir son but, justement l’envie de marcher et de s’éloigner, encore et encore, des responsabilités et du devoir et de l’obligation. L’envie de dormir et de ne plus faire de cauchemars, de rêves, l’envie de dormir et de se réveiller dans dix, cent ans, quand tout serait fini.
 
Pandore sait qu’elle est presque à la surface, parce que l’air est plus frai ici et que ça ne sent pas le désespoir mais ça sent la vie et la mort et la liberté. Ses gants en latex sont toujours sur ses mains et elle les retire, parce que la matière colle contre sa peau moite et ses doigts maigres et que c’est désagréable de voir paumes aussi lisses, aussi parfaites. Pandore retire ses gants et met ses mains profondément dans ses poches, parce que c’est encore plus insupportable de voir une part d’elle aussi bousillée –pâles, maladives, écorchées, brulées, des mains de femme, mais une femme guerrière, à sa manière. La porte du SAS s’ouvre devant elle et son corps s’y engouffre comme s’il était une bulle d’air au fond de l’océan –un moyen de décompresser, de respirer et de mourir un peu plus, parce qu’elle reconnait l’odeur du tabac même si ça fait presque un an qu’elle n’a pas porté de nicotine à ses lèvres.
 
Il y a un homme qui fume. Il est grand, charpenté et silencieux. Et il dessine. Pandore reconnait facile Sven Payne –l’une des seule personne du bunker dont elle a retenu le nom. Il n’est pas différent de ce qu’elle a pu voir les dernières fois –aussi imposant et aussi charismatique et aussi flegmatique mais. Mais Sven Payne dessine. Et le visage des gens est toujours plus ouvert lorsqu’ils dessinent. Sven Payne n’a pas un dessin hargneux ou triste. Il a un dessin mélancolique, et ses mains font des lignes et des courbes assurées, prononcées et délicates, et il vole sur les coups de fusain comme un oiseau d’été, et Pandore sourit, un peu, parce qu’elle se dit maintenant que cette vision restera dans son esprit et que quoi que l’homme fasse, elle ne pourrait oublier cet instant où elle a voulu s’assoir et le regarder, parce que sa tranquillité faisait résonner la sienne et l’amplifiait.
 
« - Excusez-moi ? Je pourrais-je vous emprunter une cigarette, s’il vous plait ? » Pourtant, Pandore se peut s’empêcher de parler, avec sa voix de rouille et de grincement. Les cernes sur son visage sont comme une supplique pour un peu de nicotine –de la nicotine ou de l’alcool ou du sommeil, n’importe, quelque chose pour qu’elle arrête de penser, juste une minute, mettre son cerveau en pause et arrêter jusqu’à en oublier de respirer.

 
La main de Sven Payne prend la sienne et ce n’est pas très agréable –il a les mains tièdes, presque chaudes, mais la paume est bouillante contre son épiderme froid. Il a les mains un peu comme les siennes, couvertes de souvenirs et d’erreurs, remplies d’un peu plus de vide a chaque blessure. Un paquet de clope s’écrase, offrande jetée négligemment et pendant un instant, elle a l’impression que sa force va lui casser les doigts, mais les mains de l’homme se retirent comme une vague, et l’écume qu’elles laissent sont le fantôme d’une tiédeur humaine étrangère.
 
« - Je ne fais pas ça que pour moi, vous savez ? Je fais ça pour eux. Parce que je n’ai jamais eu le courage de vivre parce que c’est dur et fatiguant, déjà avant. Avoir des responsabilités c’est porter sur ses épaules un poids dévorant, un fardeau. Mais ne pas en avoir est encore pire, c’est être esclave de soi-même. Nous sommes responsables de nous même, et je n’ai jamais eu la force de faire un pas dans cette direction. Et maintenant j’aimerai que d’autres aient cette chance, qu’ils aient cette occasion. Le soir je me dis qu’un jour, tout ça sera fini et qu’ils pourront reprendre leurs vies, comme si ça n’était qu’un mauvais rêve. Qu’ils pourront retrouver leur famille, leur maison, leur voiture et leur chien. Qu’ils passeront des vacances à l’étranger et qu’ils seront heureux jusqu’à leur mort. C’est pour eux et c’est pour moi, mais pas comme vous le pensez. 
 
Je suis responsable. J’ai les connaissances théoriques suffisantes pour arrêter cette chose, pour arrêter le massacre, et ça m’a l’air tellement facile… C’est juste égoïste vous savez ? Parce que cette chose, ce virus n’a pas la moindre notion de raison ou d’intelligence et… et il arrive à nous décimer, juste comme ça. La science est une source de pouvoir, et je ne suis pas assez forte pour me battre comme vous et pour sauver des gens, je n’arrive pas à percer les secrets d’un amas de molécules a peine vivant. »
 
Et lorsqu’il rallume sa clope, le bruit du zippo lui rappelle le métal rencontrant le métal, comme des épées sur un champ de bataille médiéval. Pandore ne se regarde pas, parce qu’elle n’arrive pas à le voir et a penser, parce que si elle le regarde elle se rendra compte qu’elle parle a quelqu’un, qu’elle a un contact avec un autre être humain, et ça lui fait peur. Elle préfère ne pas se souvenir et parler, parler au vide ou parler à un inconnu. Pourtant, la clope aux coins de ses lèvres sèches, elle se penche vers lui pour embraser à son tour le bâtonnet de nicotine. La flamme éclaire leurs visage un instant, hypnotisant, ondoyant dans l’air saturé de tabac. Mouvement de recul, un peu précipité, comme brulée.
 
« - Et je ne comprends pas pourquoi tout le monde se bat les uns contre les autres, c’est si stupide ! Un mal inconnu nous tue par millier et des mais continue de mourir en mission tous les jours parce que des petits malins se sont cru plus forts ?  Nous sommes diminués, étriqués dans nos incertitudes, mais j’ai tendance à croire que beaucoup de chose dans ce monde sont hors de notre portée. Nous ne pouvons comprendre toutes les forces qui se lient et encore moins les contrôler, elles nous dépassent dans le temps et l’espace. Je pense que parfois, pour une raison ou pour une autre, certains ont une destinée à accomplir. Peut-être est-ce la mienne aujourd’hui d’échouer, ou peut-être pas, mais je n’aime pas ces choses vagues et aléatoire. Je crois que même à mon échelle, je peux me battre. Les pensées sont le moteur du monde, et les émotions leur essence. Les seules choses qui ne ressentent pas sont des choses immobiles.
 
J’y laisserai peut-être ma vie, mais elle n’aura pas été veine, car la recherche de sa perfection est la seule honorabilité à être homme. Le pouvoir, la connaissance, ne s’acquiert tout deux qu’avec douleur et peine, et je me dis que c’est un passage, que je dois accepter la solitude et l’incompréhension, même la votre, parce que les hommes ne se regroupent que par peur, et je veux être libre des entraves induites par la proximité des vivants. Je veux savoir, et je veux en être digne. Je ne vis pas pour moi, mais pour des desseins plus grands. Le corps est un objet impur et soumis aux besoins matériels qui avilissent l’âme. Je n’ai pas besoin de mon corps pour réfléchir. Vous l’avez dis vous-même, le bunker a besoin de scientifique. Ma mission est trop importante pour ce genre de considération. Je n’ai pas besoin d’être en bonne santé, juste de vivre. »
 
La fumée est forte et sèche dans ses poumons, et elle râpe contre ses bronches et racle sa gorge, mais elle est bienfaisante, salvatrice. Le nuage qui sort de sa bouche et d’un blanc terne, effluves piquantes et âpre, mais bientôt, l’amas se disperse, et puis plus rien.  
 
« - Parfois, j’ai l’impression de ne plus ressentir. L’humanité désigne à la fois l’ensemble des individus appartenant à l’espèce humaine et les caractéristiques particulières qui définissent l’appartenance à cet ensemble. Aujourd’hui, j’ai l’impression de ne plus faire confiance a personne, ne plus être en contact avec des humains mais avec des corps, des vulgaires amas de chaire. Je veux sauver l’humanité, je veux sauver l’Humain, mais je n’arrive pas à transmettre l’humanité, j’ai oublié comment parler et comment communiquer et- et parfois je me dis que ça serait mieux d’arrêter de carnage, de cesser de massage cardiaque a bout de souffle, et je suis tellement seule en bas, à travailler pour tout le monde. Comment penser à autrui, agir pour la survie de sa propre espèce humaine, conserver son sentiment d’appartenance à l’humanité, quand vous êtes abandonné dans une cage inconnue, dans un autre monde, sans espoir de revenir parmi les vôtres ou de recroiser une figure familière ? »
 
Son ton monte, parce qu’elle est en colère. En colère contre elle qui ouvre les yeux mais ferme le regard, en colère contre les autres qui meurt et qui vivent, et elle qui est entre les deux, en colère contre le bunker, cet organe de béton qui la séquestre et la protège, en colère contre Sven Payne qui essaye de la remettre sur pied et qui lui donne une appartenance, là où elle pensait enfin pouvoir se séparer de son condition d’Homme. Elle avait l’impression d’avoir un corps meurtri sur lequel personne n’avait jamais posé la main que pour y faire mal. Et elle voulait s’en débarrasser.
 
« - On m’a dis un jour qu’en ce genre de situation, il faut se souvenir, de ce qu’il y avait avant, pour se rappeler ce pourquoi on se bat. Mais cet avant est encore pire, j’ai l’impression d’être un embryon, un fœtus noyé dans son liquide amitotique, mort avant d’être venu au monde. »  
 
Elle sent une colère qui gronde et qui rugit, une colère qui date d’un an, de dix, de toute une vie. Une rancœur et une amertume venue du fin fond de ses tripes et qui n’attend que de trouver une cible. Pour la première fois depuis très longtemps, Pandore a envie de faire quelque chose de stupide comme casser quelque chose, un vase ou sa main. Sa condition humaine, encore et toujours, cette humanité qui la déchiquète de part en part. Pandore estimait qu’elle en avait trop fait pour supporter ce genre d’accusations. Pourtant, elle resta.
 
« - Je me réveille souvent en m’endormant sur mon bureau et je suis fatiguée, mais je me dis que ces choses mauvaises que je fais ce n’est pas pour moi, mais pour les autres, que ce n’est pas de ma faute, mais de la leur. Je pense à moi avant de penser aux autres, parce que je veux m’épargner cette responsabilité, et que cette envie de sauver les autres et la dernière parcelle d’humanité qu’il me reste. »
 
Le regard qu’elle leva vers lui n’était pas mouillé de larme, ni brulant de rage. Il était interrogatif, et elle avait l’air d’une enfance ne comprenant pas la vie.
 
« - Est-ce que vous croyez que je suis encore humaine ? »

Elle l’écoute, et elle fume sa clope et elle l’oublie, un peu, parce que son regard et perdu quelque part entre le monde et le regard de Sven Payne. Les effluves de nicotine sont apaisantes et asphyxiantes –douce-amertume au fond de ses bronches et de son cerveau. Le sang coule sur la main de l’homme et ça fait des tâches par terre, et une rivière sur sa main, et elle se dit que c’est de sa faute, et puis elle est contente, un peu, parce que d’une façon ou d’une autre, elle a laissé sa marque sur lui.
 
« - L’humain n’appréhende qu’à travers le prisme de son intellect étriqué. Ils ne se complaisent dans l’ignorance, comme des bêtes. Ce n’est pas une qualité pour moi, d’être humaine. L’être se heurte à sa propre chaire, incapable de voir plus loin. Je m’efforce de me détacher de ceux qui ressentent trop, parce que je me détacherai de mon but, et je crois que c’est l’unique chose qui me retient aujourd’hui. »
 
Elle se leva, posant sa cigarette sur un rebord pour qu’elle se consume, seule, comme de l’encens, comme pour une prière. Et puis ses pas légers le rapproche de lui, comme si elle était un animal blessé et lui une curiosité. Pandore regarde la main et le sang et elle se sent coupable, un peu. Ses doigts touchent le dos de son poignet, tester la température, et elle trésaille, un peu, mais ce n’est pas si désagréable qu’elle le pensait, peau contre peau, contact humain, normal, naturel. Son autre main, celle qui est libre, tire un coin de sa blouse et la pose sur la plaie –le blanc sur le rouge, effacer, recouvrir, soigner. 
 
« - Mais il faut savoir renoncer aux sirènes des trop glorieux renoncements. Tout abandonner rend l’humain faible, vice de sa volonté. Ma fonction ici est apotropaïque. Je suis morosophe, capitaine sans barre d’un navire sans but, les yeux rivés à des constellations inconnues dans un ciel dont on a changé l’ordre. Erasme a dit que la folie est la source des exploits de tous les héros, après tout, alors devrais-je enfiler une cape à la nuit tombée ? »
 
Un rire sec et ironique secoua sa poitrine, et ses mains étaient maintenant collantes, poisseuses de sang, l’envie de reculer et de laver, laver et retirer, récurer à l’alcool, à la javel, à l’acide. A la place, elle épongea la plaie et leva la paume a hauteur de visage pour vérifier qu’aucun corps étrangers n’y aient élu domicile. Manipuler doucement, de peur de faire mal, de peur de briser quelque chose. Son souffle lui revenant dans le visage, répercuté par la peau abîmée, l’oxygène coupé dans ses poumons, en apnée, jusqu’à prendre de la distance, comme si l’homme était toxique. Faire demi-tour, rattraper la fin de sa clope, la mettre entre ses lèvres en tremblant, épeurée. Un poison contre un autre.
 
« - Je ne suis pas croyante, vous savez ? Mais il y a des soirs où j’ai prié tous les dieux que je connaissais, les anciens et les nouveaux. J’ai prié, supplié, imploré, et je savais que si mille prières ne suffisaient pas, j’en aurais fait mille de plus. J’ai offert mon âme, mais je crois qu’elle ne valait déjà plus rien pour personne. Je me souviens de nuit d’hystérie, quand la peur gagne et empêche de raisonner. Je me souviens avoir hurlé contre tout et tout le monde pour ne pas me mettre à pleurer ou à me fracasser la tête contre les murs. Je me foutais bien que mes paroles aient un sens ou non, du moment que mes hurlements couvraient ceux de notre monde perdu.
 
Elle se souvient s’être imaginée, étouffant l’enfant qu’elle était encore parfois. Elle pouvait voir son corps se débattre, son cœur la supplier de la laisser goûter un peu à la vie, mais elle avait continué de serrer, ignorant les sanglots déchirants, seul hommage à la mort silencieuse d’une innocente. Elle s’était sentie se noyer, et mourir de ses propres mains.