July se réveilla en sursaut : dire qu'elle avait fait un bond après s'être pris de la flotte dans la figure n'était pas au sens figuré, car elle faillit même tomber de la chaise.

Elle mit quelques secondes à reprendre ses esprits et à évaluer combien de temps elle avait dû s'endormir...Quelle cruche : elle qui faisait tellement d'efforts depuis le début pour montrer à quel point elle pouvait être compétente, s'endormir de la sorte. Elle était vraiment un boulet. La fille qui lui parlait était sa collègue depuis un petit bout de temps et curieusement, elle ne lui avait pas vraiment parlé depuis qu'elle était ici. Leurs échanges s'étaient limités à des paroles courtoises entre collègues, entre le « passez-moi le scalpel » et « Vite, il est en train de perdre tout son sang ! » Rien de très phénoménal, direz-vous, mais normal, étant donné que July n'avait jamais été un animal très social. Venir vers les gens, ce n'était pas son truc à elle, et tout aussi sympathique que puisse avoir l'air Amy, dans sa tête, elle était décidée à faire ses preuves, et non à se faire des amis.

Qu'elle vienne vers elle, ça changeait tout. July la fixait avec ses yeux un peu hébétés, ceux qui venaient de se réveiller et qui avaient l'impression de toujours rêver. Elle s’ébouriffa les cheveux – chose qu'elle devait faire au moins une vingtaine de fois par jour – pour que l'eau dégage et qu'ils puissent enfin sécher. De ce qu'elle savait, sa collègue était une haute-gradée : elle la traitait avec tout le respect possible. Tout ce qu'elle espérait, c'était qu'ils ne découvriraient jamais qui était son père et qu'ils la traitent en conséquence après cela. Pour elle qui voulait juste être elle-même, ce serait un cauchemar.

Amy. Elle était aussi dans son compartiment, maintenant qu'elle y pensait, mais dans sa logique de « boulot-dodo », elle l'avait à peine remarquée.

« Ah ! Désolée ! Les dernières opérations m'ont mis les nerfs à vif, je ne sais pas trop ce qui m'a pris. », se défendit-elle, complètement sérieuse. Réfléchissant à la remarque sur la zoophilie, elle regarda le bouquin d'un air sceptique. Amy se moquait sûrement d'elle, ou tentait de faire une blague...elle pencherait plus sur le dernier point, c'est pourquoi elle eut un petit rire discret qui lui fit un bien immense.

« Concrètement, et d'un point de vue de médecin, avoir un rapport sexuel avec une mouche ne doit pas être très évident... », dit-elle en penchant la tête, les yeux pétillants.

July se leva, décidée à faire plus ample connaissance avec sa collègue de travail.

« Enchantée, je suis July. », elle ne précisa pas son nom : elle ne précisait jamais son nom, sauf si on le lui demandait. « C'est marqué sur mon badge, mais je préfère me présenter en personne. Et toi, tu es Amy ? Excuse-moi de ne pas avoir été très éloquente depuis que je suis ici, j'ai toujours du mal à faire le premier pas. »

Elle lui serra très volontiers la main : pas une poigne trop forte ni trop faible, mais pile entre les deux. Elle se faisait une joie de savoir que sa compagne de travail était vraiment gentille : c'était un soulagement de parler enfin à quelqu'un.

« Euh. Ce que tu voudrais savoir... », elle fit mine de réfléchir deux secondes à ce qu'elle allait dire. De toute façon, elle n'allait pas changer le discours qu'elle avait pu avoir faire aux autres. Combien même Amy avait l'air sympa, elle voulait qu'on la juge pour ce qu'elle était, et non par rapport à son nom.

« En dix minutes, on va avoir le temps, je n'ai pas eu une vie très passionnante, héhé. Mon père était militaire, j'ai passé mon enfance à déménager. Et sinon, j'ai fait médecine à Harvard après le lycée. J'ai dû arriver dans les premières de ma promo' et j'ai pu choisir ma place en internat. Et toi ? Tu as fait médecine à quelle université ? »

Elle avait choisi Harvard car il s'agissait simplement de l'université qui avait les meilleurs résultats concernant sa spécialité. Même si elle avait été résolue à quitter sa famille, il avait été hors de question de choisir une petite université. Elle-même ne regrettait absolument pas ce choix, car la lutte et l'apprentissage à Harvard lui avait donné des outils pour se défendre dans ce monde.

Amy était le genre de personne qui attirait sa sympathie. Du genre de celle qui rendent ce monde meilleur et qui savent vous motiver pour aller au boulot. July ne la connaissait pas depuis très longtemps, mais elle n'avait jamais ressenti aucun gêne à l'idée de travailler avec elle...au contraire.

« Je travaillais dans un hôpital à côté d'ici quand ça s'est produit. C'était la pagaille, en ville, encore plus à l'hôpital, des fous venaient piller les médicaments rares et tout. J'ai dû tirer une balle ou deux. », elle sourit avec calme. « Je ne sais plus trop comment j'ai entendu parler du bunker, mais, me voilà. Tu es sortie, récemment ? C'est comment ? »

Le ciel, le soleil lui manquait. Parfois elle fermait ses yeux pour tenter de les imaginer de nouveau, mais elle peinait à s'en souvenir. Elle se rappelait cependant que le soleil était aussi jaune que certains objets, qu'il brillait autant que certaines lampes, en plus gros. Le plus dur, c'était de ne pas oublier le chant des oiseaux, les vastes prairies du dehors, la mer, et tous les bruits environnants. Si elle l'avait su, elle aurait pris plus de photographies, dans le passé.

« L'essentiel, c'est que nous soyons vivantes. Tu penses qu'on pourra sortir de là, un jour ? »

Ses yeux pétillaient. Beaucoup de mots sortaient tout d'un coup de sa bouche qui était restée fermée trop longtemps.

En effet, elle n'était pas s'en savoir que certains patients – car elle les appelait tous patients, à défaut d'Outsider ou de survivant – avaient vu des choses qui continuaient de leur ronger les tripes. Elle ne tenait pas plus que cela à avoir des détails sur ces fameuses choses, et la description du ciel que lui fit Amy la fit souffler. Sa question sur « est-ce que le monde redeviendrait comme ils l'avaient connu ? » lui semblait bien vaine, comme si elle tentait plutôt de se raccrocher à un espoir éphémère.

Elle hocha la tête en entendant Amy lui raconter son parcours. Elle ne se souvenait plus du nom de son université ? Elle pouvait comprendre, si l'histoire qu'elle lui avait raconté était vraie, elle avait dû être pas mal traumatisée. Et si elle ne l'était pas, elle ne pouvait pas lui en vouloir de lui avoir menti alors qu'elle avait fait de même sur la partie concernant ses parents.

« Mince ! »

Elle réagit vite en entendant le patient crier, mais pas autant de Amy qui put lui prendre la main pour se calmer. Elle, en vitesse, prit une seringue, enleva tout air qui pouvait être présent à l'intérieur et la remplit d'un médicament qui devrait le faire dormir pendant quelques heures, si la situation dégénérait. On ne sait jamais, il faut faire gaffe, avec les traumatisés du Dehors. Ça peut vous prendre gentiment la main et soudainement tenter de vous étrangler.

« Ok, je prends le relais ! », dit-elle tout en lui montrant la seringue au cas où.

Elle comprit pourquoi Amy n'avait pas pu tenir très longtemps : ce type avait une poigne comme si il était décidé à écraser leurs mains ! Elle ne put s'empêcher de grimacer, puis se mit à sa hauteur, tout en restant relativement prudente, prête à bondir en arrière en cas d'agression.

« C'est bon, vous êtes en sécurité dans le bunker. Vous pouvez relâcher votre main, vous me faites mal. Quoique vous ayez vu, il y a des portes blindées entre vous et ça et nous sommes armés. »

Elle lança un regard fatigué à Amy : ça, elle le répétait à longueur de journée et espérait de toutes ses forces dire la vérité. A priori, ils étaient dans un des endroits où ils auraient les meilleures chances de survie.

Avec soulagement, elle vit le pauvre homme se calmer et relâcher la pression qu'il exerçait sur son poignet. Elle lui sourit : ces sourires condescendants dont vous abreuvent le médecin lorsque vous avez quelque chose de particulièrement grave, puis, se retourna vers Amy.

Pendant que sa collègue faisait un check-up de base au patient, elle prit prudemment la seringue et la mit dans un endroit qui serait inaccessible à d'éventuels malades, trop heureux de pouvoir se piquer avec tout ce qui pouvait leur passer sous la main : on n'est jamais trop prudent.

« Et qu'on soit avant ou après, ça ne change rien : on n'aura jamais de pause. », observa July en réponse à la réflexion d'Amy.

Concernant Harvard, elle réfléchit deux secondes à ce qu'elle pourrait répondre. Concrètement, il y avait beaucoup de gosses de riche comme elle qui étaient scolarisés là-bas et elle avait retrouvé pas mal de ses camarades passés auparavant par la case école privée et classe préparatoire. Elle approuva cette réflexion en silence, se disant qu'elle pouvait bien dire la vérité sur Harvard sans cramer le fait que son père était sénateur.

« Que dire sur Harvard ? Beaucoup de cours, pas mal d'entraînement, quelques confréries secrètes pas très intéressantes. Et pas mal de « fils de ». L'ambiance était plutôt bonne, propice aux expériences...mais certaines des soirées dégénéraient totalement. »

Elle se souvenait d'un coma éthylique d'un de ses camarades dans une piscine : assez impressionnant. July avait tenté de s'intégrer en restant un peu en retrait et surtout neutre, pour ne pas s'attirer les haines et les passions. Si elle n'avait pas raflé la première place, c'était simplement pour la laisser à un type un peu imbus d'elle-même qui, elle le pensait sérieusement, lui aurait fait regretter si il ne l'avait pas eue.

« Et toi ? Tu t'es spécialisée dans un domaine ou finalement, tu es restée en médecine générale ? ...C'est ce que j'ai fait. L'argent ne m'importe pas vraiment, je voulais juste me diversifier le plus possible. »

Deuxième petit rire de la journée lorsque Amy lui parla d'ouvrir des mannequins. Il lui vint l'idée pourtant saugrenue que Amy se servait de mannequins de mode pour s'entraîner. Cette vision fugace suffit à lui remettre le rouge aux joues.

« Les mannequins, tu comprends... »

Elle arrêta de rire quand elle vit qu'Amy fixait quelque chose en bas du comptoir sans réussir à deviner quoi. Peut-être était-elle juste distraite par une quelconque pensée qui la hantait, comme un parent abandonné sur la route, un frère ou une sœur dont elle ne savait s'ils étaient vivants ou non. Se voulant rassurante, July posa une main sur son épaule.

Elle l'écouta calmement lui proposer de rejoindre une escouade, mais la jeune femme secoua la tête. En fait, July avait peur. Elle avait plus que tout peur et elle préférait encore entendre les récits dans le bunker plutôt qu'affronter la vérité en face. Elle était indécise : elle ne savait encore si elle préférait se visualiser le monde comme il était auparavant ou ruiné et lacéré de griffes comme aujourd'hui.

Et au fond d'elle, il y avait cette peur bien plus mortifère : celle de mourir, de n'avoir rien été sur cette terre qu'une jeune fille de plus inutile. De ne pas savoir se défendre malgré les capacités qu'elle se connaissait au maniement des armes.

« Je ne sais pas, je pense que je serai un poids pour les équipes. J'ai peur, aussi, tout le monde a peur. Je pense que je fais partie de ces personnes égoïstes qui pensent qu'elles sont plus utiles ici, à l'intérieur, à guérir les malades, plutôt que sur le terrain. Je ne me suis jamais aventurée, jamais blessée. On m'a toujours couvée, Amy. J'essaie d'être forte, mais parfois, c'est difficile : il me faut du temps. »

Elle lui sourit un peu douloureusement, comme si ces propos, elle ne les avait pas dit à grand monde : et pour cause.

« Mais je veux bien qu'on se soutienne. Je veux faire le premier pas, tu m'entends, c'est juste que je ne suis pas prête pour ça. Tu n'as peut-être pas fait Harvard, mais tu es bien plus douée que moi dans ce domaine. »